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ANTHROPOCÈNE : SUJET GÉOLOGIQUE OU SOCIÉTAL ?
S’il ne fait aucun doute que l’homme exerce une influence à l’échelle du globe, les géologues Patrick De Wever et Stanley Finney estiment inadéquat de définir la période comme une nouvelle ère géologique.
Par Patrick De Wever, professeur au Muséum national d’histoire naturelle de Paris et Stanley Finney, professeur à l’université de Californie à Long Beach

Popularisé par le Prix Nobel de chimie Paul Crutzen en 1995, le mot anthropocène désigne la période qui a débuté lorsque les activités anthropiques ont laissé une empreinte sur l’ensemble de la planète. Le terme a fait florès dans la littérature scientifique et, peut-être plus encore, dans les sciences sociales, politiques et, par-dessus tout, les médias.
Certains voudraient faire de l’anthropocène une ère géologique parce que l’influence de l’homme serait globale. Par ailleurs, dire que c’est géologique souligne l’importance de cette influence, mais c’est aussi oublier quelques éléments fondamentaux.

Pour être adoptée, une subdivision de l’échelle des temps géologiques, colonne vertébrale de cette discipline, doit respecter un certain nombre de critères précis avant que le dossier soit soumis à examen pour une éventuelle ratification. Et il semble surprenant de parler d’une « ère », une des principales subdivisions de l’échelle des temps. En effet, l’ère géologique la plus courte atteint 65 millions d’années. On n’est pas du tout dans les mêmes échelles de durée.

Eres, systèmes et étages

L’un des objectifs de l’Union internationale des sciences géologiques (IUGS) est d’établir des standards afin que la communauté utilise des mots qui ont la même acception. Les subdivisions de l’échelle des temps géologiques font partie de ces standards et distinguent, des grands aux petits, les ères, les systèmes et les étages. Au sein de l’IUGS, la commission internationale de stratigraphie est chargée de veiller au respect des critères et de la procédure à suivre, avec la même rigueur que les procédures utilisées par les Etats pour modifier une loi.
Un dossier respectant un certain nombre de critères peut être présenté à la commission ad hoc. Parmi les critères, certains sont géologiques (continuité sédimentaire, taux de sédimentation…), d’autres sont biostratigra­phiques (forte modification de la faune pendant une durée importante caractérisée par des fossiles abondants et diversifiés…), d’autres encore sont physico-chimiques (isotopiques, magnétiques…), mais surtout, il faut des critères à la fois globaux et synchrones. Le synchronisme est capital car le repère doit servir à dater.

Plusieurs types d’informations sont utilisés pour caractériser l’anthropocène : les nouveaux matériaux (aluminium, béton…), de nouveaux polymères organiques, des plastiques, des microparticules de carbone, et tout un arsenal de produits chimiques parmi lesquels ceux liés aux explosions nucléaires.

Les critères privilégiés sont globaux, mais le problème est que les modifications sont progressives. Ainsi, l’augmentation de la quantité de plutonium dans les sédiments et les modifications de l’environnement dues au bois brûlé au néolithique pour faire fondre les métaux, notamment, diffèrent selon le développement des populations. Il est alors difficile de placer une limite.

Les critères attachés aux modifications de la biodiversité sont tout aussi décalés dans le temps : la diminution de vertébrés est observée depuis 1500, celle des poissons depuis un siècle, le blanchiment des coraux commence en 1979. Il serait paradoxal de retenir des événements qui ne sont pas synchrones comme marqueurs de temps !

​Connotation équivoque

Pourquoi le débat autour de l’anthropocène est-il nécessaire ? Le mot est largement utilisé, et souvent avec une connotation équivoque. Et il est étrange qu’un groupe semble vouloir forcer la main pour faire intégrer cette subdivision dans l’échelle géologique. encore récemment, lors du Congrès géologique international, qui s’est tenu au Cap (Afrique du Sud) du 27 août au 4 septembre, seuls deux orateurs ont évoqué ces aspects stratigraphiques.

Mais la séance était à peine ouverte que déjà les médias en donnaient le bilan, comme s’il s’agissait d’un élément important. Le premier orateur défendait l’idée de l’introduction de cette période (mais contrairement à ce que l’on a pu entendre, jamais il n’a proposé une « ère », seulement une « série »). Le deuxième orateur, Stanley Finney, cosignataire du présent papier, rappelait simplement quels étaient les critères requis pour introduire une subdivision de l’échelle des temps géologiques et constatait que l’anthropocène ne les possédait pas.

Dans l’histoire de l’humanité sont distinguées diverses périodes tels le néolithique, la Renaissance… Les critères utilisés pour cerner ces périodes varient, comme varient leurs dates de début et de fin. Les subdivisions de l’échelle des temps géologiques sont au contraire fondées sur un certain nombre de critères précis. L’objectif est de réussir à dater.

Pour l’anthropocène, on connaît les dates des événements à l’année près, parfois au jour près. Il n’y a donc aucune utilité à faire entrer cette période sur l’échelle des temps géologiques, comme cela a déjà été souligné dans plusieurs publications.

La période anthropocène est définie comme due à l’homme, elle s’inscrit dans l’histoire de l’humanité, elle a sa place dans le calendrier de l’histoire humaine. Pourquoi vouloir en faire une ère géologique ? Ce serait à la fois inutile et inapproprié car elle n’en possède pas les caractères.

Sources : Patrick De Wever (Professeur au Muséum national d’histoire naturelle de Paris et président de la sous-commission internationale géopatrimoine de l’Union internationale des sciences géologiques, IUGS) et Stanley Finney (Professeur à l’université de Californie à Long Beach et président de la commission internationale de stratigraphie de l’IUGS)